Par Cécile Giraud, experte en éducation à la citoyenneté mondiale (Annoncer la Couleur – Enabel)
La pensée décoloniale s’est invitée dans les sciences sociales depuis la fin du 20e Siècle. Ce corpus théorique a fait des émules, et résonne maintenant dans les sociétés du monde entier, confrontées aux problématiques du racisme, quotidien et structurel, et des dominations culturelles, économiques et idéologiques. Dans la coopération au développement en particulier, la nécessité d’adopter et d’intégrer une ‘culture décoloniale’ au sein des activités de coopération est devenue une revendication commune, si bien que l’on peut parler de tournant décolonial dans la coopération. Cependant, il n’est parfois pas clair d’identifier ce que les acteurs de la coopération entendent par ‘culture décoloniale’. Dans les faits, il semble que cette idée puisse passer par différentes initiatives : renforcer l’égalité entre bailleurs et partenaires sur le terrain, adapter sa communication et ses visuels, transformer le vocabulaire employé (coopération au lieu de développement, abandon du vocabulaire Nord-Sud, abandon de la dichotomie Nous-Eux), intégrer les diasporas dans les activités de la coopération, être attentif dans les processus de recrutement du personnel au siège et favoriser la diversité des backgrounds culturels, etc.
En réalité, la pensée décoloniale est un corpus théorique éclaté, issu d’une histoire longue, complexe et traversée par des courants différents et des inspirations diverses allant de la phénoménologie, l’existentialisme, la psychanalyse, au marxisme, théories structuralistes, poststructuralistes et postmodernes. Il sera question alors ici de présenter les grandes lignes du corpus décolonial, avant de discuter de la littérature qui réfléchit à la perméabilité entre pensée du développement et études décoloniales, et d’enfin conclure en abordant l’apport de l’éducation à la citoyenneté mondiale relativement à l’intégration de la pensée décoloniale dans les activités de la coopération.
1. Qu’est–ce que la pensée décoloniale ?
Nous pourrions dire globalement que la pensée décoloniale cherche à élucider les conséquences philosophiques, psychologiques, économiques, socio-culturelles et politiques de la colonisation. Les thématiques de la domination, des rapports de pouvoir, des privilèges et des résistances se situent en son centre. Pour ce corpus théorique, la colonisation a affecté si profondément les sociétés et les systèmes de connaissances partout dans le monde, qu’il est impossible d’affirmer que la colonisation est un processus terminé. Au contraire, les relations coloniales continuent d’ordonner les hiérarchies culturelles et économiques contemporaines (Hickling-Hudson 20031). En élaborant leur pensée à partir de la théorie foucaldienne du sujet qui lie pouvoir et savoir, les courants décoloniaux (surtout depuis le travail de Said) insistent en particulier sur le rôle des discours, des idéologies et des savoirs qui ont accompagné et façonné les processus de colonisation, puis les processus historiques qui ont suivi. Ils rejettent l’idée selon laquelle il existe une distinction entre la colonisation comme système d’imposition de règles par la conquête, la force brute, le pouvoir et l’exploitation ; et la colonisation comme système de connaissances et de représentations (Hall et Du Gay 19962). Au contraire, ils montrent comment les processus économiques, culturels, politiques et épistémologiques travaillent ensemble à la fois pour perpétuer les relations coloniales, et pour les reconfigurer.
Achille Mbembe, dans l’entretien qu’il accorda à la revue Esprit en décembre 20063, situe la naissance de la pensée décoloniale dans les années 1950-60, au moment des luttes anticoloniales qui aboutirent aux processus de décolonisation, et qui furent précédées et accompagnées par un certain nombre d’écrits résultant d’une pensée des colonisés sur eux-mêmes, leur identité, les facteurs et caractéristiques de la domination. Ce premier moment de la pensée décoloniale a abouti chez les colonisés à l’émergence d’une pensée de l’autonomie, de l’agir autonome, et est marquée par les textes fondateurs de Césaire, Senghor, ou Fanon.
Le deuxième moment de la pensée décoloniale, dans les années 1980, permet à cette pensée de s’ériger comme un solide corpus théorique, et est marqué en particulier par les écrits de Said, qui montrent comment le projet colonial n’a pas été simplement un projet politico-économico-militaire, mais s’est en réalité appuyé sur une infrastructure discursive, un système de différenciation des savoirs, et a été à la source de la naissance d’un imaginaire spécifique. Ce deuxième moment de la pensée coloniale est alimenté par les préoccupations des subaltern studies, qui tentent de penser la place et le rôle historique des subalternes, ceux qui ont été les perdants des politiques de colonisation et de décolonisation (voir Spivak par exemple) ; ainsi que par la pensée afro-moderne (voir Gilroy, ou Dubois par exemple) qui réfléchit à la manière dont les individus sont assujettis à des identités qui empêchent leur accession au statut de sujet, et donc de sujets agissants et d’acteurs historiques.
Le troisième moment de la pensée décoloniale, depuis les années 2000, intègre la question de la globalisation dans la réflexion décoloniale. La figure de la plantation, de la fabrique, ou de la colonie sont alors considérées à la lumière des formes contemporaines d’expansion du capitalisme et d’instrumentalisation de la vie (voir Mbembe par exemple).
La pensée décoloniale aujourd’hui est tributaire de cette histoire, et se présente comme un corpus éclaté, et à vrai dire très critiqué. Mbembe distingue cependant quelques caractéristiques communes à l’ensemble du corpus :
Premièrement, il questionne une certaine conception de la raison, de l’humanisme, et de l’universalisme. En effet, la pensée décoloniale constate que les politiques coloniales qui ont entrainées la déshumanisation des colonisés se sont opérées au nom d’une certaine idée occidentale de la raison et de l’humanisme, donc d’une pensée éthique.
Deuxièmement, il met à jour les structures discursives, imaginaires, les représentations et systèmes symboliques qui ont forgé le pouvoir des colons sur les colonisés, et permis la domination des uns sur les autres, notamment à partir des processus de différenciation basés sur la racialisation, qui conduisent à construire l’autre comme étranger à soi, aliéné.
Troisièmement, il déconstruit les conceptions occidentales de la subjectivation, pour lesquelles le sujet se constitue comme sujet dans un mouvement perpétuel de retour à soi. A cette conception, la pensée décoloniale substitue une pensée de la multiplicité, de la co-constitution, de la subjectivation comme processus qui s’effectue à travers un triple mouvement d’effraction, de gommage et de réécriture de soi.
2. Le décolonial et la pensée du développement
La pensée décoloniale atteint les études du développement dès les années 1990. Ces deux champs d’études, s’ils partagent en un sens l’objet même de leur questionnement (à savoir les conséquences des relations inégales entre les institutions sociales, économiques, politiques et culturelles de différentes régions du monde (della Faille 20124)), sont globalement très critiques l’un de l’autre. Les études du développement rejettent principalement les analyses discursives et symboliques propres aux études décoloniales, et leur reproche leur manque de considération pour les conditions matérielles et économiques des peuples. De leur côté, les études décoloniales considèrent les études du développement (au moins dans leur version orthodoxe) dans la continuité du colonialisme comme un nouveau discours international qui dit le ‘bon’ et le ‘bien’, et qui vise à transformer le monde selon les préceptes de l’universalisme occidental.
En effet, sans aller jusqu’à faire des pratiques de développement une nouvelle forme de colonialisme, certains penseurs décoloniaux remarquent des similarités entre les deux discours : alors que le discours colonial est construit autour d’une différenciation entre ‘peuples civilisés’ et ‘peuples non-civilisés’, avec comme thème central celui de la mission civilisatrice qui a construit une certaine identité occidentale conçue comme progressive, libérale et civilisée, et érigée en norme idéale de l’existence humaine (les ‘non-civilisés’ étant alors perçus comme incapables de se gouverner eux-mêmes, et donc dépendants du colon pour leur organisation sociale et politique), le discours sur le développement est construit autour d’une différenciation entre ‘peuples développés’ et ‘peuples sous-développés’. Et bien que le discours inaugural de Truman (1949), qui popularise les théories de la modernisation, abandonne officiellement cette dichotomie civilisés/non-civilisés au profit de la dichotomie développés/sous développés, adoptant ainsi un paradigme basé sur une égalité ontologique entre les peuples couplée à une disparité sur le plan du développement, le discours sur le développement s’ancre toujours dans cette idée selon laquelle le modèle civilisationnel occidental est le modèle à suivre. Il s’en suit que la culture des peuples sous-développés est perçue comme inférieure, à la traine, et le remède à cette situation consiste dans l’adoption de la rationalité occidentale et sa vision économique productiviste du développement.
Récemment, le nouveau cadre des politiques de développement mis en place par l’agenda 2030 et les ODD est venu légèrement tempérer cette dichotomie entre ‘développés’ et ‘sous-développés’, en signant l’abandon de la répartition géographique du monde en pays développés et pays en développement. Cependant, cet abandon de la dichotomie Nord-Sud n’a pas participé à une redéfinition de ce qu’il faut entendre par développement, ni à une revalorisation sérieuse des épistémologies non-occidentales. Pire, certains penseurs décoloniaux (voir Ziai 20195 par exemple) soulignent comment, en supprimant du vocabulaire du développement la terminologie Nord-Sud, on introduit le risque d’obscurcir les réalités empiriques, qui montrent que les rapports de pouvoir inégaux entre États persistent. Les penseurs décoloniaux nous rappellent que la mise en avant des théories de l’interdépendance et de l’interconnectivité du monde ne doivent pas cacher le fait que sur le terrain, l’influence internationale sur la vie politique et économique des anciennes colonies demeure considérable, ne serait-ce que via les programmes des institutions internationales.
Plus précisément, les critiques décoloniales sur le développement portent principalement sur deux aspects : 1) le développement comme discours et 2) le développement comme ensemble de pratiques (Leckey 20146).
Concernant le développement comme discours, ou le discours sur le développement, les courants décoloniaux pointent du doigt la manière dont le développement, depuis la deuxième guerre mondiale, a été présenté comme un processus historique inévitable et universel, suite naturelle des mouvements du 18e siècle en Occident et de la philosophie des Lumières. Paradoxalement, alors que le développement est présenté comme un processus naturel appelé à gagner inévitablement l’ensemble des sociétés humaines, les discours sur le développement appellent en même temps les sociétés occidentales, celles au sein desquelles s’est déjà répandue l’esprit des Lumières, à accélérer le processus de développement pour les sociétés qui n’ont pas encore été touchées par ce développement. L’Occident véhicule donc à travers les discours sur le développement l’idée qu’il se situe au centre du progrès, de la raison et de l’humanisme, concepts fondateurs de la philosophie des Lumières. L’Occident adopte ainsi le rôle de fournisseur de connaissances, et c’est bien lui qui, à travers les prescriptions des institutions internationales et les financements conditionnés, définit les modèles à suivre pour se développer (voir Biccum 20027 par exemple). Il se présente donc, ne serait-ce qu’implicitement, comme un modèle à suivre en matière de développement, et donc établit des hiérarchies qualitatives entre modèles sociaux et économiques. Or, pour la pensée décoloniale, ce n’est pas parce que les organisations sociales, économiques et politiques du Sud global sont inférieures au modèle de développement occidental issu des Lumières que les modèles de développement préconisés par les institutions internationales n’en tiennent pas compte, mais c’est parce que le discours sur le développement est eurocentré et universalisant que les modèles non-occidentaux sont perçus comme inférieurs.
Concernant les pratiques de développement, il est évident que le discours, dans sa dimension performative, a un impact sur les pratiques de développement. Le discours sur le développement, en déconsidérant les organisations sociales, politiques et économiques des populations présentées comme non-développées, déconsidère également leurs connaissances. Pour les penseurs décoloniaux, la non-prise en compte des savoirs indigènes (ou leur prise en compte minimale, partielle et sectorielle) dans les pratiques de développement, les agendas et les modèles de développement conduit à la faillite des pratiques de développement, et donc à leur inutilité. La raison qui explique la non-prise en compte des savoirs indigènes repose principalement sur la manière dont l’Occident a fixé les modalités de reproduction, de légitimation et de transmission des savoirs, via le discours ‘scientifique’, ses codes et sa rationalité, et la construction de la figure de l’expert. L’imposition par l’Occident des formes de langage légitimes empêche les savoirs indigènes, qui ne peuvent être exprimés selon les codes épistémologiques et langagiers occidentaux, ou les template techniques des demandes de financements internationaux, d’émerger (voir Spivak 19888 par exemple). Les réformes récentes des politiques, des pratiques et des agendas développementalistes ont semblé cependant tenir compte de cette critique, puisque la question de la légitimité des savoirs indigènes a été réhabilitée depuis les années 2000 et les Accords de Paris. Mais les penseurs décoloniaux attirent l’attention sur la manière dont ceux-ci sont pris en compte dans les pratiques de développement (Kornprobst et Schwachula 20209), et soutiennent que pour beaucoup, les savoirs indigènes sont considérés dans le discours sur le développement uniquement dans la mesure où ils peuvent complémenter et renforcer des connaissances occidentales établies (voir Sharp et Briggs 200410 par exemple). A cet égard, l’utilisation excessive des concepts d’Ubuntu et de Buen Vivir sont éclairantes et témoignent de la manière selon laquelle les institutions internationales ou les agences de développement peuvent s’approprier des savoirs et des manières de vivre indigènes pour légitimer la prétention à l’universalité de valeurs occidentales. On ne peut ignorer par exemple l’explosion des références à Ubuntu dans les textes des programmes des Nations-Unies, qui présentent ce concept comme une variation locale des principes d’égalité, de droits, de dignité, et de solidarité qui guident les modèles du développement. En réalité, ces concepts sont bien plus complexes, mais par une opération de retournement et en décontextualisant les savoirs indigènes, ce sont tout d’un coup les principes humanitaires occidentaux qui deviennent le modèle d’Ubuntu dans les discours internationaux (voir Jefferess 201611).
Les connaissances indigènes ne sont alors jamais présentées comme des alternatives sérieuses et légitimes aux modèles et aux discours officiels sur le développement, mais sont diluées pour renforcer les positions dominantes sur le développement.
Comment dès lors intégrer les apports de la pensée décoloniale dans les pratiques de développement, si la définition même du développement, et donc la réalité des programmes de développement aujourd’hui, est toujours basée sur une conception occidentale hégémonique de la raison, du bien, du progrès, celle-là même qui est critiquée par les penseurs décoloniaux?
3. Éducation à la citoyenneté mondiale, coopération et pensée décoloniale
La littérature décoloniale nous suggère qu’il faudrait peut-être alors abandonner l’idée même du développement, au profit d’une idée de la justice ou du changement social. En vérité, cette idée selon laquelle le concept même de développement devrait disparaitre n’est pas neuve, elle apparaît dès la fin des années 1980 dans les courants dits post-développementalistes, dominés par les figures d’Escobar, Rist, Latouche ou Shiva. Ce courant, capitalisant sur la pensée décoloniale, présente trois raisons principales pour lesquelles le développement devrait être abandonné (Ziai 201512):
- Le développement a des implications occidentalo-centrées, puisqu’il assume que les sociétés européennes et nord-américaines sont un idéal et un modèle pour le monde. Elles sont considérées comme développées, par opposition aux sociétés en voie de développement, qui doivent rejoindre ce modèle, en se développant vers plus de modernité, de productivité, de démocratie, etc.
- Le développement a des implications autoritaires, puisqu’il prescrit des interventions dans la vie des gens, que ces mêmes personnes pourraient désapprouver. Le développement est basé sur l’affirmation qu’il existe de ‘bonnes connaissances’ sur ce qu’une bonne société devrait être, et comment cela peut être réalisé. Ces connaissances sont ensuite opérationnalisées dans des projets et programmes de développement, généralement construits par des experts qui ne connaissent pas les contextes spécifiques, ne parlent pas les langues locales, et ne vivent pas dans les sociétés que leurs projets impactent.
- Le développement dépolitise les inégalités et les conflits au niveau national et international. Les théories classiques du développement conçoivent les problèmes sociaux comme des problèmes de développement, c’est-à-dire liés à un manque de capital, de connaissances, d’institutions, de technologie, etc, qui peut être résolu grâce à des programmes spécifiques. Cependant, ces solutions ne tiennent pas compte des contextes politiques, des relations de pouvoir et des conflits d’intérêt dans des contextes spécifiques, qui ont pourtant beaucoup à voir avec les inégalités et la pauvreté.
Mais parce qu’abandonner l’idée même de développement ne doit pas signifier abandonner toute tentative pour améliorer la vie des gens, les post-développementalistes recommandent d’imaginer des alternatives au développement, qui intégreraient notamment un dépassement de la rationalité et de l’imaginaire occidental. Pour Escobar (1995) par exemple, les approches alternatives au développement devraient : 1) promouvoir des alternatives au développement, et pas simplement être une manière alternative de penser le développement ; 2) être intéressées aux cultures, savoirs et contextes locaux, et promouvoir la diversité des cultures ; 3) s’intéresser à toutes les formes de savoirs, et pas simplement à la forme scientifique qui serait considérée comme la seule valide ; 4) défendre les formes locales et plurielles de sociétés ; 5) challenger les modèles économiques dominants et la vision de l’homme comme homo oeconomicus.
Si cette idée doit être prise au sérieux, et ne pas rester sur la catalogue des bonnes intentions, la mise en place d’une culture décoloniale dans les activités de la coopération doit probablement s’accompagner d’une critique radicale de la notion même de développement, ainsi que d’une tentative pour ouvrir les imaginaires et penser, non pas des développements alternatifs, mais des alternatives au développement.
En ce sens, l’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM), comprise non pas selon la définition ultra-connue de l’UNESCO ou du Conseil de l’Europe comme une éducation qui ouvre les yeux des individus, mais avec les penseurs décoloniaux et critiques, comme une éducation qui ‘privilégie les rencontres réciproques et transformatives avec les étrangers’ (‘reciprocal and transformatives encounters with strangers’, Anderson, 1998 ; 26913) a toute sa place dans l’effort collectif pour penser des alternatives au développement qui reconnaitraient la diversité et la légitimité des diverses épistémologies, manières de vivre et d’être au monde. En effet, le courant décolonial a aussi touché le champ d’étude qu’est l’ECM (voir par exemple Chapman et al. 201814, Andreotti 201115, Abdy et al. 201516) et les spécialistes décoloniaux suggèrent de comprendre l’ECM dans une dimension critique comme une éducation qui cherche à faire émerger, se rencontrer et dialoguer différentes visions du monde, projets sociaux, manières de raisonner et de penser. En ce sens, l’ECM est une voie royale pour s’écarter des visions normatives et des pseudo consensus autour de ces valeurs qui guident les pratiques de développement (la démocratie, la liberté, le droit, la justice, etc) et dont l’interprétation occidentale tend à être présentée comme universelle (alors qu’en réalité elles font l’objet d’une pluralité d’interprétations). L’ECM critique est au contraire très suspicieuse de ces projets normatifs ancrés sur une certaine idée du progrès, de l’humanité, ou de la connaissance, qui oublient souvent un peu vite qu’il existe une diversité parfaitement respectable, logique et articulée de manières de concevoir ces concepts (Andreotti 201217). L’éducation à la citoyenneté mondiale vise à terme l’avènement global de sociétés plus justes et plus durables, mais dans sa forme critique, elle ne définit pas ce qu’est une société juste ou une société durable. Elle tente simplement d’équiper les apprenants avec les outils et les capacités qui leur permettront de co-définir et de co-construire des sociétés différentes.
Si l’ECM est traditionnellement une éducation qu’on exerce dans les écoles, elle peut alors aussi s’adresser au secteur de la coopération s’il souhaite repenser les modèles qui le guide. Pour s’ouvrir aux différentes épistémologies et réaliser pleinement un tournant décolonial, la coopération peut juger utile de s’équiper avec ces compétences, qui sont celles visées par une éducation à la citoyenneté mondiale critique (Andreotti, Ib.):
- Savoir s’engager et comprendre des processus locaux et globaux complexes et la diversité des perspectives sur le monde ;
- Savoir interroger les origines et les implications de ses propres visions du monde ;
- Savoir changer, transformer ses relations aux autres, rêver des rêves différents, faire des choix éthiques dans notre vie et voir comment ils affectent la vie des autres ;
- Utiliser notre pouvoir et nos privilèges de manière responsable ;
Savoir apprendre des différences ; - Chérir l’incertitude et les questions irrésolues, et vivre confortablement dans le déconfort qu’elles créent ;
- Savoir établir des relations éthiques à travers les frontières idéologiques, linguistiques, régionales et les représentations, et négocier les principes et les valeurs en fonction du contexte ;
- Savoir rester ouvert et continuer à apprendre.
Références
- Hickling-Hudson, A. 2003. “Multicultural Education and the Postcolonial Turn”. Policy Futures in Education 1(2), 381-401.
- Hall, S. and Du Gay P. 1996. Questions of cultural identity, London: Sage.
- Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? (entretien avec Achille Mbembe), décembre 2006, Esprit, voir : https://esprit.presse.fr/article/achille-mbembe/qu-est-ce-que-la-pensee-postcoloniale-entretien-13807
- della Faille, D. 2012. « Les études postcoloniales et le « sous-développement » », Revue québécoise de droit international, H-S 1, 11-31.
- Ziai, A. 2019. « Towards a More Critical Theory of ‘Development’ in the 21st Century », Development and change, 50 (2); 458-467.
- Leckey, C. 2014. “Postcolonialism and development”. In proceeding, voir : https://queenspoliticalreview.files.wordpress.com/2014/06/connor-leckey-article.pdf
- Biccum, A. 2002. “Interrupting the Discourse of Development: On a Collision Course with Postcolonial Theory”, Culture Theory and critique, 43 (1), 33-50
- Spivak, G.C. 1988. « Can the subaltern speak?”, in Nelson C. and Grossberg L. (eds). Marxism and the Interpretation of Culture, London: Macmillan.
- Kornprobst, T. and Schwachula, A. 2020. How Can Development Cooperation Be More Sensitive To Power Relations?, Opinion, voir : http://www.developmentresearch.eu/?p=830
- Briggs, J. and Sharp, J. 2004. “Indigenous knowledges and development: a postcolonial caution”, Third World Quarterly, 25 (4), 661-676.
- Jefferess, D. 2016. Cosmopolitan appropriation or learning? Relation and action in global citizenship education, London: Routledge
- Ziai, A. 2015. Development Discourse and Global History: From colonialism to the sustainable development goals, London: Routledge.
- Anderson, A. 1998. “Cosmopolitanism, universalism, and the divided legacies of modernity”, in Cheah P. and Robbins B. (eds), Cosmopolitics: Thinking and Feeling beyond the Nation. Minneapolis: University of Minnesota Press.
- Chapman, D.D., Ruiz-Chapman, T. and Eglin, P. 2018. “Global Citizenship as Neoliberal Propaganda: A Political-Economic and Postcolonial Critique”, Alternate Routes: A Journal of Critical Social Research (29), 2018.
- Andreotti, V. 2011. Engaging the (geo)political economy of knowledge construction: Towards decoloniality and diversality in global citizenship education. Working paper.
- Abdi, A. A., Shultz, L. and Pillay, T. 2015. Decolonizing global citizenship education, Rotterdam: Sense Publishers.
- Andreotti, V. 2012. “Post-colonial and Post-critical ‘Global Citizenship Education’” in Elliot, G., Fourali, C. and Issier, S. eds, Education and social change, Oxford: Bloomsbury.